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Le voyage d’inspection se déroula conformément au plan. Accompagné d’Archim et de Gena, Beyle, Directeur général du Projet, visita les bases martiennes, celles qui dressaient leurs antennes vers l’espace et dirigeaient les déversements d’oxygène liquide et d’eau, celles qui fournissaient l’énergie nucléaire de fusion aux centres industriels récemment construits, celles qui produisaient les filets moléculaires destinés à retenir les sables de Mars, plus les centres de recherche biologique qui s’efforçaient de créer des espèces végétales nouvelles, mieux adaptées aux conditions qui régneraient sur Mars que celles de la Terre, plus encore les camps d’où partaient les expéditions chargées de surveiller et de régler les variations météorologiques.

Tout se passa sans encombre. Jacques l’Eolien faisait peu parler de lui. Les chasseurs légers récemment importés de la Terre qui escortaient le coptère officiel faisaient figure de jouets splendides.

Lorsqu’ils revinrent, Circée leur réserva un accueil triomphal. Sur les collines environnantes, des edelweiss commençaient à éclore.

 

Beyle décida à l’improviste d’aller visiter une usine en construction, située en plein Orontes, à proximité de l’équateur. Autour d’elle surgirait une ville neuve destinée à abriter de nombreux immigrants terriens. Un rapport avait excité la curiosité de Beyle. C’était une installation pilote dont le montage était assuré presque entièrement par des robots. La technique pourrait être appliquée sur d’autres mondes, beaucoup plus hostiles.

Archim était retenu par ses responsabilités mais Gena acquiesça avec enthousiasme lorsque Beyle lui demanda de l’accompagner. Ce lui serait une occasion d’observer sur le terrain les nouvelles conditions météorologiques près de l’équateur martien. Ils s’envolèrent dans la nuit de Mars, juste avant le petit matin, sur un petit appareil, et ils n’étaient accompagnés que d’un pilote et d’un garde. Beyle, détestant l’apparat des visites officielles, avait renoncé à se faire escorter.

Ils survolèrent des plaines, naguère désertiques, qui avaient fait l’objet de diverses expériences. Une végétation mauve qui ondulait paisiblement sous le vent vif du matin les recouvrait en grande partie. Ils sautèrent deux lignes sinueuses de collines pareilles à d’épaisses murailles que des armées d’envahisseurs et le travail impitoyable du temps auraient ébréchées.

Puis ils virent s’élever sur l’horizon les disques des antennes de l’usine et un pylône de signalisation, fin comme une aiguille, autour duquel se groupaient les trois structures gonflables hémisphériques qui abritaient les machines. La station semblait déserte. Deux hommes seulement y travaillaient en temps normal, qu’un ou deux autres rejoignaient à l’occasion pour assurer la maintenance. Mais une certaine animation était observable. Des bulldozers aplanissaient le sol, rejetant sur la périphérie les blocs les plus massifs.

Des chariots traînaient des éléments de structure qu’ils confiaient à des grues obliques qui se chargeaient de les mettre en place. Selon les critères martiens, le site était d’une beauté grandiose. Un champ de cailloux griffé au nord par de longues arêtes rocheuses, un ciel sombre qui évoquait pour Beyle celui des très hautes altitudes sur Terre. Au sud, la plaine était traversée par une sorte de cañon qu’un torrent avait creusé bien des millions d’années auparavant mais que le vent chargé de sable n’avait cessé de polir et même d’approfondir en s’y engouffrant.

Le coptère se posa sur l’esplanade délimitée par les trois hémisphères. Ses quatre passagers ajustèrent leurs masques et sautèrent sur le sol. Les deux techniciens de l’usine vinrent à leur rencontre, les saluant de la main. Ils ne ressemblaient guère à des Terriens. Ils avaient plutôt l’allure de mineurs ou de prospecteurs martiens. Une onde de méfiance envahit l’esprit de Georges Beyle qui la réprima aussitôt.

— Nous vous souhaitons la bienvenue, dit l’un des deux hommes, probablement celui qui détenait ici l’autorité bien que rien dans leurs tenues ne permît de les distinguer.

Beyle fouilla sa mémoire à la recherche de son nom. Il avait oublié de consulter la fiche de l’usine juste avant de partir et il se sentait un peu coupable.

— Bonjour, dit-il sans se compromettre.

Gena se tenait à côté de lui tandis que le garde demeurait un peu en retrait. Le pilote était resté auprès de son appareil.

— La vie n’est pas trop dure ici ? demanda Beyle.

— Pas trop, répondit l’homme. (Il désigna d’un large geste circulaire les grues et les chariots automatiques.) Le travail se fait tout seul. Et le secteur est plutôt calme. Les météos ont réussi à détourner ce sacré vent.

— C’est le vent qui a creusé ce cañon ? demanda Gena.

En tant que géologue, la question l’intéressait. Le technicien, bavard et manifestement séduit par Gena, s’empressa d’enchaîner.

— Oh oui, madame. Un vent terrible qui soufflait depuis Dieu sait quand. Je m’en souviens bien. C’était une région à éviter autrefois. Mais de nos jours, même le vent est dompté.

Ce n’est pas un Terrien, se dit Beyle. S’il est ici depuis deux mois seulement, depuis le début des travaux, il ne peut pas se souvenir de ce vent qui a été détourné depuis plus d’une année. J’en suis certain. J’ai lu hier les rapports sur ces installations.

La bouffée de méfiance revint. Il dut faire un effort pour l’écarter. L’homme avait entendu les histoires de ses prédécesseurs et il les reprenait à son compte.

— Je vais examiner ce cañon d’un peu plus près, dit Gena.

Nous séparer est une erreur, pensa Beyle. Il lui cria :

— Ne vous éloignez pas.

Il avait envie de la rejoindre en courant mais la présence des deux techniciens et du garde l’en empêcha. Il la vit disparaître derrière l’un des hémisphères.

— Entrez donc, dit le technicien qui l’avait salué. Vous pourrez voir par vous-même où nous en sommes.

Beyle reporta son attention sur l’autre, jusque-là demeuré silencieux. Il était trop grand pour être un Terrien. Et c’était sans doute pourquoi il avait gardé le silence. Son accent l’aurait trahi tandis que celui de l’autre pouvait faire illusion. Il comprit l’origine de sa soudaine méfiance. Son inconscient avait remarqué ces détails et les avait interprétés avant qu’il ne les prenne en considération.

Il marqua un arrêt et fit un signe discret à l’adresse au garde qui le suivait, sans se retourner pour voir s’il était compris. Il lut dans les yeux du technicien qui lui faisait face que son geste n’était pas passé inaperçu. L’homme lança un seul mot, que Beyle ne comprit pas, en direction de son compagnon qui plongea une main dans la poche de sa combinaison et manipula un objet.

Beyle comprit immédiatement la nature de l’objet. Une télécommande destinée à déclencher une arme, ou une explosion. Il se mit à courir en hurlant un ordre au garde. Celui-ci, sans hésiter une seconde, tira son arme et fit feu. Frappé aux jambes par le pinceau lumineux, l’un des techniciens s’effondra. Le garde se mit à courir vers le cañon, suivi par le pilote. La même idée les habitait tous les trois.

Puis cela arriva. Le sol trembla, la terre parut s’ouvrir et cracher des geysers de poussière. Les trois hémisphères explosèrent en même temps. Le grand pylône s’inclina d’abord légèrement puis, en tombant, se plia en deux et s’effondra en deux ou trois rebonds.

Beyle avait l’impression de vivre la scène au ralenti comme si la vitesse de ses perceptions s’était accélérée cent fois. Il vit le pilote projeté en l’air par le souffle, puis la moitié d’une grue s’affaisser sur le garde. Des flammes crépitèrent un bref instant, alimentées par les réservoirs d’oxygène qui venaient d’éclater, puis il lui sembla qu’il était rattrapé et submergé par un tourbillon de poussière et de sable. Il heurta le sol, des débris retombèrent sur lui et, avec une sorte de soulagement, il plongea dans la nuit.

Le rêve des forêts
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